Nouvelles

Pendant des années j’ai écumé le monde de la nouvelle. Tout d’abord j’en ai dévoré des recueils à plein tombereaux, Bénacquista, Stephen King, Tennessee Williams, Fajardie, Gavalda, Mishima, Daeninckx, Pirandello, Pouy et bien sûr Maupassant ; et puis les revues qui apparaissent avec la première pluie et disparaissent au premier coup de vent, Nouvelle Donne, 813, Liquidation totale, Brèves, Sol Air, L’Encrier renversé, Taille réelle, etc. Bref, je baignais dans la nouvelle et je me suis mis, tout naturellement, à en écrire et à participer aux nombreux concours que de vaillants bénévoles tentent de faire vivre avec 3 euros et six sous. Je parle de ces iconoclastes sympathiques qui, avec des promesses de subventions chétives, arrivent à proposer le meilleur aux auteurs qui participent à leurs concours et pas de ceux qui demandent des droits d’inscription astronomiques sous prétexte qu’en guise de récompense, le Premier Prix recevra une horreur en terre cuite réalisée par son cousin qu’on surnomme « l’artiste local ». Je n’ai donc pas de ces œuvres mémorables disséminés aux quatre coins de ma maison mais le souvenir de bonnes bouteilles de Chablis ou d’éditions dans de belles brochures plus gratifiantes que quelques heureux prix remportés ont pu me rapporter. Une bonne cinquantaine de nouvelles plus tard, l’envie m’est venue de créer, moi aussi, mon concours de nouvelles. Avec l’aide de l’association Théâtre au Pluriel pour la logistique et les demandes de subvention, est donc né en 1996 NOUVELLES AU PLURIEL. La formule de ce concours, qui en a fait son succès pendant douze années, était vraiment originale. N’ayant pas beaucoup d’argent à disposer mais des connaissances dans le théâtre et de bons amis, j’ai donc décidé que les trois auteurs des textes qui seraient lauréats recevraient 1) une modique somme d’argent 2) une édition en recueil de leurs nouvelles 3) un CD des textes enregistrés par des comédiens connus (Claude Piéplu – Pierre Santini – Philippe Magnan – Bernard-Pierre Donnadieu – Céline Caussimon, etc.) 4) la théâtralisation des mêmes nouvelles par les comédiens de compagnies théâtrales du Val-de-Marne lors d’une belle soirée de remise des Prix. Tout cela a duré douze ans et j’en garde un souvenir très ému. De ma période d’auteur de nouvelles reste un petit recueil malheureusement épuisé, « Gourmandises », dont la jolie bouche rouge de couverture invite à croquer ces textes dont Blaise Pascal disait « Je n’ai fait celle-ci plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte » et Frédéric Fajardie parlant des auteurs de nouvelles « Nous sommes des gentilshommes sans fortune qui errent du côté de la mauvaise conscience des nantis de la littérature. N’est-ce pas merveilleux ? ». Oui, la nouvelle peut être merveilleuse.

Le seigneur des décharges
« Que s’est-il passé sur sa planète ? Peut-être bien que le mouton a mangé la fleur… »Saint-Exupéry

Quinze jours auparavant j’étais parti en reportage dans le sud du pays et je venais de soulever un gros lièvre, un de ceux qui ne sentent pas bon et dont les ramifications remontent vers les sommets de la haute bourgeoisie et de la pègre. Pour tout dire je tenais entre les mains quelques jolies preuves sur des méthodes de blanchiment d’argent, de casinos clandestins, de disparitions bizarres. De quoi constituer un épais dossier d’instruction et surtout, pour moi, une série d’articles qui feraient la une du journal. Seulement, à fréquenter les voyous, ou du moins à les renifler d’un peu trop près, on finit par les rencontrer. Et ce soir-là c’est à cinq qu’ils me tombèrent sur le dos avec la ferme intention de me faire frôler les anges. Ce qui fit que je me retrouvais quelques heures plus tard, dans un état plutôt déplorable, tête en sang et côtes cassées, allongé de tout mon long dans un dépotoir, à deux pas d’une cité dont j’ignorais, à ce jour,  jusqu’à l’existence même. Un jeune garçon était penché sur moi. Un de ces noirauds à tête bouclée dont on voit du premier coup d’œil les origines méditerranéennes. Il avait tellement la tête de ces brûleurs de voitures des Cités à risque que je le pris un instant pour le plus jeune voyou de la bande de mes agresseurs. Mais le gamin avait au-dessus d’une bouche pincée un de ces regards profonds et tendres qui ne peuvent être que le fanion ostensible d’une grande humanité. D’ailleurs, d’une jolie voix très typée, il confirma cette extrême bonté en m’adressant la parole.- Comment tu vas, m’sieur ? T’as la cafetière renversée ?L’image était amusante et m’aurait volontiers fait sourire si le moment présent n’avait été consacré aux rictus et aux contusions. La cafetière. S’il voulait parler de ma tête, on pouvait en effet dire qu’elle traînait par terre et que son contenu était dispersé.- Quand mon livre se déchire, je le répare avec de l’adhésif. Ca te dirait, m’sieur, un peu d’adhésif à cafetière ?Il y tenait à sa cafetière. Elle devait vraiment avoir une sale tête, plus proche d’un tableau de Picasso que d’un autoportrait de Rembrandt. Péniblement, je me mis sur un coude pour regarder le petit beur d’un peu plus près.- Qui es tu, toi ? Qu’est-ce que tu fais dans cette décharge ?- Je m’appelle Mouloud, m’sieur, et c’est chez moi ici. Il m’a tendu la main comme à un ami et m’a tiré fermement pour m’aider à retrouver la station debout. La nuit n’était pas encore tombée mais je voyais déjà les étoiles. Puis le gosse a mis sa main sur ma poitrine pour m’empêcher de basculer en avant.- Faut pas te mettre dans des états pareils, m’sieur, même par grande soif. Le chameau le plus sobre traverse plus facilement le désert qu’une jeep qui fait de l’huile. Malgré l’espèce de percussion qui me frappait aux tempes, je ne pus m’empêcher de sourire. Ce gamin des banlieues me sortait des formules de vieux sage qu’il semblait emprunter à Frédéric Dard. La question était de savoir s’il inventait ou s’il répétait comme un gentil perroquet. Il me dit de le suivre et, sans plus me poser de questions, je mis mes pas dans ses pas. Tout autour de nous n’était qu’ordures, détritus, emballages en tous genres. Des fumerolles grisâtres m’arrivaient dans les narines chargées d’odeurs pestilentielles. J’avançais péniblement, trébuchant à chaque enjambée, dans ce qui pouvait apparaître comme une plage infinie constituée de sable d’un genre nouveau. Une barre d’immeubles matérialisait le seul horizon visible. C’était aussi désolant et triste qu’un cimetière. Le gosse avançait là-dedans très à son aise. J’irais presque jusqu’à dire qu’il marchait majestueusement. Ses baskets touchant à peine le sol. Mise à part la tenue vestimentaire on aurait pu le croire tout droit sorti du « Voleur de Bagdad ».- Voilà mon palais, dit-il en s’arrêtant au bord d’un trou creusé dans les déchets, tu fais pas attention au désordre, je m’attendais pas à recevoir un invité. Au fond du trou j’aperçus une cabane minuscule, constituée de planches et de tôles. Un cadenas à chiffres fermait une chaîne passée dans deux anneaux, le genre de précaution qui ne pèse pas lourd face à un coup de talon. Mouloud me tourna le dos de façon à me cacher la combinaison du cadenas et libéra la chaîne.- Je t’admets chez moi, m’sieur, parce que je crois que toi aussi t’es un seigneur.- Pourquoi dis-tu « toi aussi » ? Qui est l’autre seigneur ?- Moi, m’sieur. Si tu veux savoir, je viens d’un pays d’Afrique où ma famille était respectée. Mon père était roi, là-bas. On vivait dans un palais avec de l’or sur les murs et des fontaines entourées de fleurs parfumées. Il me disait ça sérieusement et ça ne semblait pas sorti de Frédéric Dard. La cabane était à peine plus grande qu’un placard. Pour tout mobilier deux sièges de voitures recouverts d’un tissu damassé et un plateau de cuivre. Un tonneau de plastique coupé en deux était rempli d’eau jusqu’à sa moitié. Une guirlande de vilaines fleurs courait sur le pourtour.- Regarde, me dit le gosse. Il appuya son pied sur une sorte de gonfleur et un jet d’eau gicla du tonneau jusqu’au plafond.- Tu vois, c’est de la belle nostalgie. Il avait le sourire béat d’un gourmand devant un paris-brest. Je plongeais ma tête tuméfiée dans son jardin des mille et une nuits et aussitôt un feu d’artifice éclata sous mes paupières. Entre l’eau glacée et mon crâne en ébullition, le choc thermique jouait les artificiers. Je le vis secouer la tête et froncer les sourcils d’un air de reproche. Mince, ce gosse n’allait tout de même pas me faire la leçon ? Si je lui retournais les poches, qu’est-ce que j’y trouverais ? Sûrement pas des chamallows.- La rose la plus belle a besoin d’un arrosage approprié, je vais te faire du thé, dit-il en plongeant une gamelle dans le tonneau. Clic ! Une étincelle de briquet et une flamme jaillit sous un camping-gaz. Je n’avais pas à me justifier. Il pouvait poser sur mes blessures le charbon noir de ses yeux, je n’avais rien à lui dire. D’ailleurs il ne demandait rien. C’était moi qui n’arrivais pas à assumer son silence. Je résolus mon problème en le questionnant sur son histoire.- Et pourquoi tu as quitté ton palais doré pour celui des fonds de poubelles ?- La faute au profit, m’sieur. Tout le monde était heureux chez nous. On vivait en paix. Les ethnies s’unissaient pour la culture du sol, pour la pêche, le commerce, on domestiquait la forêt. Et les grands banquets en harmonie c’était vraiment le kilo de cerises sur le gâteau.- Mais dans les cerises, il y a des noyaux ?- Pire. Parfois il y a des vers. Et ça gâte tous les fruits. Pour les beaux yeux d’une multinationale et de quelques marchands d’armes, les gens se sont fait la guerre, on a coupé des têtes, celle de mon père a perdu sa couronne et je me suis retrouvé ici avec ma couche-culotte qui n’avait rien de princière. On a bu le thé dans des boîtes de petits pois tout juste propres. C’était bon. Mouloud avait jeté deux-trois feuilles de menthe dans l’eau frémissante pour donner plus de goût. On avalait le liquide brûlant à petites gorgées, sans rien dire, en se réchauffant les doigts sur le métal. Tout paraissait simple, calme et fragile à la fois. Une quiétude de nouveau-né. J’allais lui demander l’adresse du téléphone le plus proche quand le gamin s’est penché vers moi.- M’sieur, fais-moi un tatouage. J’ai ouvert de grands yeux comme s’il m’avait demandé mon pantalon.- Dessine-moi un truc, là. Il me montrait l’intérieur de son bras, l’endroit exact où la peau est la plus fine, la plus claire aussi, un triangle étroit coincé entre deux veines bleues.- Même les baskets les plus pourries ont leur marque de fabrication. Moi je veux la mienne. Celle de ma famille. De mon royaume. Regarde, elle est plus jolie que toutes leurs cartes d’identité. Sur une planche de la cabane il y avait un dessin pyrogravé, une sorte de blason maladroit représentant deux étoiles entrelacées surmontant une phrase en écriture arabe. Mais le plus marquant du dessin était la balance située en son milieu, une balance au fléau parfaitement horizontal, aux deux plateaux impeccablement droits, égaux. Je lui dis que je ne savais pas faire ce genre de chose et que même si j’avais su que je n’étais pas certain d’avoir le cran nécessaire à la pratique de cette torture. Il a haussé les épaules et j’ai senti que je l’avais déçu. Un peu plus tard je lui ai dit qu’il fallait que je téléphone. Quelqu’un s’inquiétait pour moi, quelque part. Quelqu’un qui allait prendre une voiture, venir me chercher, me ramener dans ma ville.- Déjà ? a t-il dit. Alors je te plante dans mon jardin, je t’arrose et tu n’attends pas la première fleur ?Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas plongé dans Frédéric Dard. Mais là c’était du San Antonio mélancolique.- Si tu veux, je reviendrai. Et je t’apporterai ton tatouage en matière repositionnable comme ils disent. Mais pour l’heure j’ai intérêt à disparaître du secteur. On ne me veut pas que du bien, tu vois. Il voyait. Il me dit que c’était également son combat. Je lui parlai alors de mon enquête sur la côte, de la volée de bois vert qu’elle m’avait rapportée et je vis comme un éclair fulgurant traverser son regard.- Viens. Avant que tu ne partes, je voudrais te montrer quelque chose. La nuit était tombée sur le grand dépotoir qui, à présent, ressemblait à une immense piste de danse bordée de la guirlande électrique des immeubles environnants. Mouloud me prit la main pour me guider sur ce terrain qui lui était familier.- Mon père ne s’est pas méfié des vers qui rongeaient ses cerises. Ici, les gens sont gentils. Mais tu vois, même les gens gentils génèrent des ordures. Je me demandais s’il fallait entendre sa phrase au premier ou au second degré. Nous marchions à petits pas, encordés par nos bras noués, comme deux aveugles. Ou plus exactement comme un aveugle et son guide. Sous nos pieds, les immondices commencèrent à rouler en tous sens, à dévaler une pente de plus en plus raide. Au fur et à mesure que nous quittions le sommet du dépotoir, m’arrivait le bruit d’une activité indistincte mais intense. On fouillait, on grattait, on raclait. Des mains déplaçaient la montagne d’ordures en quête de maigres trésors. Des lucioles papillonnaient dans la nuit noire mais ce n’étaient que des bougies portées à bout de bras. Un homme dirigeait son équipe de fouisseurs à la voix et à la ceinture. Chaque famille défendait son territoire de détritus, récupérant tout ce qui pouvait être revendu au kilo pour quelque monnaie. Notre étrange duo traversa cet océan de désolation aussi sûrement qu’un brise-glace le Grand Nord. Reconnaissant Mouloud, les gens cessaient leur activité et baissaient la voix, presque respectueusement. J’en vis même se pencher en avant pour le saluer. Quelques genoux fléchirent, des casquettes quittèrent des crânes. Et moi je me demandais qui était réellement ce seigneur des poubelles, cette majesté minuscule que chacun semblait respecter. Se pouvait-il qu’au-dessus des déjections de l’humanité règne un petit homme se donnant des allures de prince ? Et se pouvait-il qu’un peuple de gueux, puisant ses subsides dans les rebuts de la société élise à sa tête un chétif enfant à peine sorti de la bibliothèque rose et qui se présentait comme l’héritier d’un roi d’Afrique ?Je songeais à un précédent reportage que j’avais effectué auprès de familles royales déchues, j’y avais trouvé ce même mélange de grandeur et de décadence, de résignation et de pugnacité. Fléchir mais ne pas céder. Attendre sans renoncer. Et croire. Croire toujours. Faire croire. Nos pieds se posèrent sur un tapis de poussière plus stable, sorte de matière grisâtre, moelleuse et pulvérulente, transition inévitable entre résidus et sédiments naturels. Mouloud lâcha ma main. Nous nous dirigions à présent vers un hangar lugubre dont les tôles détachaient leur ombre tordue dans le bleu sombre de la nuit. Par la porte défoncée je pouvais apercevoir une fourmilière en pleine activité. Ça courait en tous sens, ça poussait, ça tirait, ça s’épuisait. Des machines hallucinantes soulevaient en permanence leurs longs bras rouillés, leurs courroies cinglantes sifflant dans l’air à la façon de serpents venimeux. Toute cette fureur mécanique s’accompagnait de bruits, de jets de vapeur, de fumées toxiques. J’avançais vers ce lieu épouvantable comme un travelling avant inexorable vers un « Metropolis » délétère. Mouloud avait la tête enfoncée dans les épaules, une souffrance visible pesait sur tout son corps.- Le profit, toujours le profit ! dit-il à voix basse. Dans l’atelier clandestin un gros homme leva le bras. Cela fit une ombre gigantesque qui s’abattit brutalement sur un dos d’enfant. Aux bruits des machines se mêlèrent alors cris et pleurs.- On ne peut pas laisser tout faire, il faut bien que quelqu’un réagisse, tu comprends ?Mouloud me fixait de son regard triste, plus triste que si c’était lui qu’on avait battu.- Tu leur diras, n’est-ce pas ? Tu raconteras ce qu’on fait aux petits princes par ici. Je compte sur toi. Je l’ai vu s’éloigner, très digne, sans un geste, entièrement investi par sa mission, celle d’un seigneur qui doit châtier un mauvais sujet. Il a marché jusqu’au hangar, marché dans la poussière et la fumée, marché jusqu’au gros homme qui levait encore le bras sur son troupeau d’enfants. Il a sorti un couteau de son blouson, sans colère, et l’a planté dans le cœur du gros type. J’ai vu du sang noir couler de la plaie. Très noir. Aussi noir que le regard de Mouloud posé sur moi. Le lendemain Sarah est venu me chercher. J’ai passé un bilan médical, pas fameux. Mais la plus profonde douleur ne me venait pas d’une quelconque blessure. Quelque part, dans ma carapace d’homme, s’était formée une fêlure, un cheveu qui sinuait à travers lucidité et devoir, fatalisme et idéal, une fissure qui empêchait ma bonne conscience de se refermer. Depuis cette étrange nuit, je ne cesse de penser à ce petit seigneur des banlieues qui aurait tellement voulu que les hommes soient bons, ce gosse de Z.U.P. installé sur un trône d’immondices, ce bâtard démuni aux principes de gentilhomme. Il n’avait formulé qu’un désir personnel, qu’un souhait : que je lui dessine son emblème sur le bras. Et j’avais été incapable de lui faire ce cadeau. Plusieurs semaines durant, j’ai consacré mes articles aux droits de l’enfance, à l’esclavage moderne, aux ateliers clandestins, à l’exploitation des plus faibles par le grand capital. J’ai envoyé mes résultats d’enquête au ministère de la Santé, du Travail et de la Justice. On m’a promis d’agir. Mais – a-t-on ajouté – il faudra être patient car ce ne sont pas des affaires faciles à traiter. Hier, j’ai appris que Mouloud s’était pendu dans sa prison, très haut et très court, face à sa fenêtre grillagée, le regard tourné vers les étoiles. Ça m’a fait tout drôle, mélange d’effroi et d’émotion, car cette même nuit, dans ce monde aux sables trop mouvants, je suis aussi devenu papa d’un enfant à la peau mate et aux cheveux bouclés.