Les gelées précoces

Genre : comédie dramatique

Distribution : 2 hommes

Durée : 1h30

Résumé :

C’est une comédie de mœurs sur la solitude, le désir et l’argent. Un riche homme d’affaires rentre chez lui après avoir perdu son argent au casino. Au chauffeur de taxi qui le ramène, il propose de boire un verre. Avant de lui régler sa course et après un ou deux verres, le joueur commence à se raconter. Il fait le bilan de sa vie, de ses amours, de ses échecs. Le piège se referme. Un pathétique face-à-face s’installe.

Extrait

…/…

ROLAND

Dites-donc, c’est pas la plage de Deauville sur votre tableau, là… les planches…le Ciro’s… on voit même un bout du casino.

FRANÇOIS

C’est un Van Dongen.

ROLAND

Un vrai ?

FRANÇOIS

Il m’a coûté une fortune, enfin pas à moi vraiment mais c’est presque pareil.

ROLAND

Si j’avais travaillé le jour où il a peint son tableau, on verrait mon taxi. C’est pas de chance ! Vous vous rendez compte ? Moi doublement chez vous. Une fois sur le tableau et une fois sur le tapis, ça aurait été marrant, non ?

FRANÇOIS

Van Dongen est tout de même mort en 68.

ROLAND

Et alors ? J’étais pas sur les barricades en 68, moi. J’avais une Dauphine et j’emmenais l’Agha Khan à l’hippodrome tous les après-midi. Et Maurice Chevalier aussi. Et une fois, je dis bien une fois, je les ai pris tous les deux ensemble. Dans ma Dauphine. Ils m’ont foutu un de ces bordel ! Mais comme ils étaient pas regardants sur les billets j’ai rien dit.

FRANÇOIS

Vous pensez vraiment que je vais avaler votre histoire ?

ROLAND

Non, pas vraiment, c’est pour vous éviter de chercher en silence.

FRANÇOIS

C’est gentil. Mais je ne trouve rien nulle part…tttsss… je dois bien avoir… Combien je vous dois au fait ?

ROLAND

Quarante cinq euros. Tarif de nuit…Je suis désolé. Je peux vous faire quarante si vous êtes gêné.

FRANÇOIS (riant)

Non, non, ça ira…Excusez-moi un instant. Je vais jeter un coup d’œil dans le tiroir de ma table de nuit, il y a souvent des billets qui trainent.

ROLAND

Allez-y, allez-y, je visite pendant ce temps. C’est un véritable musée chez vous. Ces tableaux…ces statues…ces bouts de fer, ces bouts de bois, ces morceaux de pierre… (fort, à Thompson dans la chambre)… C’est rudement joli !… (normal)…Avec du tissus rouge par derrière, ma chère, comme à la télé… (fort)…C’est de la soie, hein ?…(normal)…Ah c’est beau ! Y’a rien de cochon, c’est bizarre…peut-être que c’est caché… (fort) je suis souvent passé devant votre villa en allant à Honfleur, du dehors c’est déjà bien, mais de l’intérieur c’est carrément Versailles… (Thompson réapparait)… C’est chinois, ça ?

FRANÇOIS

Non, assyrien. Attention c’est fragile, ça a plus de vingt siècles.

ROLAND

Quoi, ça ? Ce bout de terre cuite ?

FRANCOIS (énervé)

Oui, c’est une amulette. Bon, écoutez, je suis désolé ; cette maison est actuellement comme moi, c’est-à-dire dépourvue de liquidité. Je suis navré. J’aurais un chéquier je vous ferais un chèque immédiatement mais non… (cherchant rapidement)…j’ai laissé le chéquier à Paris…à ma femme… je laisse toujours mon chéquier à Paris quand je descends sur la Côte…une garantie…vous comprenez ? C’est vraiment stupide.

ROLAND

Ah oui mais alors là ça veut dire…

FRANÇOIS

Que je n’ai pas d’argent, exactement. Ce que j’avais, je l’ai perdu. Tout. Jusqu’au dernier centime…Mais j’ai bien rigolé !

ROLAND

Oui mais…

FRANÇOIS (se souvenant, heureux)

J’ai tenté des coups d’une audace folle. Les gens en frémissaient pour moi. Y’avait une femme, je la revois, elle en avait les pommettes rouges. J’ai cru qu’elle allait faire une syncope… Oui, j’ai tout tenté… mais j’ai tout foiré. Ah quand ça veut pas ! C’est pourquoi je rentre si tôt… Deux heures ! Un feu de paille. Quelle poisse !

ROLAND

Ben dites donc ! Alors c’est la ruine ?

FRANÇOIS

Oh ne vous inquiétez pas pour moi. Je m’en sortirai. Je m’en sors toujours, d’une manière ou d’une autre. Ce qui sort par un côté ça rentre aussi vite par… Et puis il y a tout cela, mes tableaux, mes actions, ma villa… Non, si je m’inquiète, moi, c’est pour vous.

ROLAND

C’est gentil.

FRANÇOIS

Je n’aime pas faire des dettes. On dit que cela porte malheur. Déjà qu’aujourd‘hui je n’ai pas eu trop de chance. Une dette d’un jour c’est 24 heures d’amitié en moins. Qui peut se priver d’amitié ? Alors voilà ce que je vous propose, j’espère que ça vous satisfera. Vous avez l’air d’apprécier l’art, les beaux objets, vous avez un certain goût pour le luxe…

ROLAND

Oh oh oh !

FRANÇOIS

Ne vous défendez pas, ce n’est pas condamnable. Ou alors nous sommes tous coupables. Tout le monde préfère le confort, le bien-être…

ROLAND

Vous avez dit le luxe.

FRANÇOIS

C’est l’échelon juste au-dessus. Alors, je vous dois 45 euros, disons 50 mais je ne les ai pas. Je pourrais vous faire revenir demain… ce qui ne changerait rien… vous signer une sorte de reconnaissance de dette… je ne suis pas à une près. Non, je préfère vous dire, prenez. Oui, prenez. Choisissez ce que vous voulez, parmi tout cela. Sans restriction aucune. Prenez-en pour 50 euros, pour plus si vous voulez. Je ne vois d’ailleurs rien à 50 euros ici, à part le paillasson peut-être. Et encore ce doit être un Stark. Prenez ce qui vous fait plaisir et gardez-moi votre amitié.

ROLAND

Vous vous moquez de moi ?

FRANÇOIS

Je ne me permettrai pas.

ROLAND

C’est une blague ?

FRANÇOIS

Pourquoi ? Vous n’êtes pas d’accord ?

ROLAND

Si… non… mais…

…/…

Une histoire ambiguë, des répliques cinglantes mais non dépourvues d’humanité, Gérard Levoyer maîtrise totalement les mécanismes de la dramaturgie.  
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